Ce texte a été publié le 12 décembre 2019. Je l’ai remis en ligne sans modification, le 15 février 2021. Ce jour-là, Mike Ward et Jérémie Gabriel étaient allés déposer leurs arguments devant la Cour suprême du Canada, espérant régler une fois pour toute leurs différends. Si je vous propose ce texte sans changer une seule virgule, c’est parce que je le crois qu’il est devenu plus pertinent avec le temps.

Au Québec, en juillet 2016, le Tribunal des droits de la personne avait condamné l’humoriste Mike Ward à verser 42 000 $ en dommages punitifs et moraux à Jérémy Gabriel et sa famille. En décembre 2019, ce jugement a été confirmée par la Cour d’appel du Québec et l’humoriste dit vouloir porter sa cause devant la Cour suprême du Canada. Avec cette condamnation, les tribunaux ont jeté les bases pour répondre à une question qui avait été soulevée en France après l’Affaire Dieudonné et qui avait pris une tournure dramatique après la tuerie de Charlie Hebdo.

Au nom de la liberté d’expression, est-ce qu’il est permis de rire de tout ? Non. Certainement pas.

Le chanteur Jérémie Gabriel dont le nom de scène est Le Petit Jérémie, est atteint du Syndrome de Treacher-Collins, une maladie qui a déformé son visage. Plus de 200 fois, en spectacle, Mike Ward disait que Jérémie Gabriel était laid, qu’il avait essayé de le tuer et qu’il était étonné qu’il ne soit pas encore mort. Le milieu de l’humour québécois avait jugé que la décision du Tribunal des droits de la personne était inquiétante. Au contraire, cette condamnation est rassurante.

Lorsque Dieudonné s’était retrouvé pour une énième fois devant les tribunaux pour des blagues sur des colons juifs et les camps de concentration, il avait habilement orienté la question vers le droit de rire de la souffrance des autres. S’il a été mis au ban pour ses blagues sur la Shoah, pourquoi serait-il permis à d’autres, disait-il, de rire de la Traître négrière? Est-ce qu’il y aurait, en France, une hiérarchisation de la souffrance?

L’État français prétend, à juste titre, qu’il est de sa responsabilité de réprimer tout abus de l’exercice de la liberté d’expression si cette liberté devait porter atteinte à l’ordre public et aux droits des autres. Mais, avec l’affaire des caricatures de Mahomet et la tuerie chez Charlie Hebdo, interpelé pour avoir écrit Je suis Charlie Coulibaly, Dieudonné avait, une fois de plus, forcé la classe politique française à répondre à ses propres contradictions.

Est-ce qu’au nom de la liberté d’expression, Charlie Hebdo pouvait se donner le droit de rire du Dieu des autres? Si oui, pouvait-on continuer à rire de Mahomet quand les autres, ces centaines de milliers de Musulmans français que l’État devait protéger, se disaient insultés? Par sa tolérance ou par sa complaisance, est-ce que l’État avait plutôt encouragé et défendu les caricaturistes qui avaient surenchéri même quand des extrémistes menaçaient de troubler cet ordre public que l’État avait la responsabilité de protéger?

Malgré le drame, les Français ne savent toujours pas de quoi, ni de qui il est permis de rire. En fait, le meurtre des caricaturistes a plutôt mis fin au débat sans permettre de tirer un constat. L’Affaire Dieudonné et le carnage chez Charlie Hebdo permettent de rappeler qu’avec la liberté d’expression comme avec toutes les autres libertés, viennent des responsabilités légales et surtout des responsabilités citoyennes.

Telle que définie dans l’Article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, la liberté d’expression permet à toute personne de donner son opinion et d’afficher ses convictions, dans la mesure où ses propos ne sont pas discriminatoires, diffamatoires et n’incitent pas à la violence et à la haine. Justement, au pays de Dieudonné, la Loi Gayssot adoptée en 1990, sanctionne ceux qui nient l’existence de l’Holocauste. Par cette loi, la France considère que le négationnisme est une incitation à la haine.

Pour éviter des dérapages, ce n’est pas d’hier que cette liberté, comme toutes les autres, est formellement encadrée dans toutes les démocraties. Pour preuve, la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte des droits et libertés de la personne adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale du Québec en 1975, vont dans le même sens que l’Article 11 de la Déclaration des droits de l’homme de 1793Cet article dit que, l’exercice de la liberté d’expression peut être soumis à certaines restrictions si elle présente une menace pour, entre autres, la sécurité du public, la protection des droits et la réputation d’autrui.

Au Québec, certains humoristes qui ont maintenu qu’il doit être permis de rire de tout, ont-ils pris en considération les droits et la réputation de Jérémie Gabriel? Gilbert Rozon, lorsqu’il était Président de Juste pour rire avait blâmé les médias pour avoir rapporté les propos de Mike Ward. Pour protéger son industrie, avec cette diversion, Gilbert Rozon avait emprunté la voie de service pour maladroitement faire virevolter le débat vers la liberté de presse. Pour faire une sortie de scène inélégante, d’autres intéressés avaient questionné la compétence du Tribunal des droits de la personne. Pour ne pas répondre à la véritable question qui s’imposait, d’autres avaient avancé que Jérémie Gabriel est une personnalité publique et doit, de facto, accepter de s’exposer aux railleries. C’est faux. C’est archi-faux!

Oui, on peut rire de tout… de tout ce que l’autre est capable de changer. Mike Ward peut rire de l’accoutrement de Jérémie Gabriel, de son manque de talent ou de ses opinions. Mike Ward peut rire du chanteur. Mais, ses blagues ne visaient pas Le petit Jérémie. Il avait harcelé celui qui incarne ce personnage. Il avait ridiculisé le citoyen, Jérémie Gabriel. Puisqu’il ne pouvait faire exactement les mêmes blagues sur un autre artiste qui ne présente aucun handicap, les brimades personnalisées de Mike Ward, sont incontestablement discriminatoires.

Oui, on peut rire de tout, mais il est préférable de rire de l’autre avec l’autre. Dieudonné peut rire du sort des victimes de guerre et de la colonisation de la Palestine si son objectif est de dénoncer les atrocités, les coupables et leurs complices. Les caricaturistes peuvent rire des croyances et des pratiques des Juifs, des Chrétiens, des Musulmans ou des taoïstes, mais, il faudrait s’entendre pour dire que, là aussi, quand l’autre dit non… c’est non!

Oui, on peut rire de tout, mais on ne peut pas rire de tout le monde. Au-delà de ce que permet la loi, Mike Ward, l’artiste mais surtout le citoyen responsable, devait mesurer en amont, l’impact et la portée de ses propos sur la dignité de Jérémie Gabriel et sur l’estime de soi de toutes les personnes qui vivent des situations similaires.

Oui, on peut rire de tout, mais on ne rit pas de l’état permanent d’un individu. Depuis belle lurette, on ne rit plus d’une personne handicapée, ni de l’appartenance ethnique des uns ou de l’orientation sexuelle des autres.

C’est pour toutes ces raisons, qu’au Québec, à tout le moins, les jokes sur les Mongols, les Wops, les Blokes, les Nègres et les Tapettes ne font plus rire personne. Parce qu’elles sont plates, elles sont archi-plates pour celles et ceux qui les subissent.

 

Frédéric

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