La chute de l’ogre a été diffusée sur France 2 le 7 décembre, puis sur RDI le 20 décembre 2023. Dans ce documentaire, j’ai entendu l’acteur français Gérard Depardieu, lors d’une tournée en Corée du Nord, tenir des propos qui sexualisent une fillette. Je l’ai vu émettre des commentaires sexistes, misogynes et dégradants envers des femmes. Ce qui m’a le plus offusqué et indisposé, c’est le nombre de fois où, dans ce documentaire, j’ai entendu des gens dire… «C’est Gérard».
A prime à bord, je me disais que C’est Gérard ne peut qu’être le symbole d’une démission face à la bacchanale d’un homme puissant, prétentieux à l’attitude hautaine et outrecuidante. Non. Erreur. C’est une subtile esquive. C’est une abdication sophistiquée. C’est Gérard est l’expression la plus abjecte de notre couardise collective.
Dans les jours qui ont suivi la diffusion de La chute de l’ogre, Gérard Depardieu s’est vu retirer son titre de citoyen d’honneur de la commune d’Estaimpuis, en Belgique. À Paris, le Musée Grévin s’est rapidement débarrassé de sa statue de cire. L’acteur a été radié de l’Ordre national du Québec. La ministre de la Culture Rima Abdul Malak avait parlé d’une éventuelle procédure pour retirer la Légion d’honneur qui lui avait été remise par Jacques Chirac en 1996. J’étais convaincu que Gérard deviendrait plus infréquentable que moi… C’est mal connaître Gérard.
Rien de tout ça ne pouvait empêcher une cinquantaine de personnalités françaises, des hommes et des femmes, de signer une lettre d’appui à leur ami Gérard. Dans Le Figaro, ces artistes, écrivains et producteurs de cinéma, qui étaient convaincus d’avoir les valeurs à la bonne place, disaient que Gérard était le plus grand des acteurs, le dernier monstre sacré du cinéma. Je m’étais dit qu’ils voulaient uniquement me demander de séparer l’homme de l’artiste. Je m’apprêtais à leur dire non quand j’ai réalisé que leurs exigences étaient beaucoup plus élevées. Ils ordonnaient que soit accordées une pleine immunité pour l’un et une totale impunité pour l’autre. Parce que… C’est Gérard.
Pour cautionner les inconduites de Gérard, ces dignes représentants d’une élite en faillite disaient ne pas pouvoir rester muets face au lynchage qui s’abattait sur Gérard, encore moins face au torrent de haine sans nuance qui était déversé sur sa personne. Ils avaient reproché à on-ne-sait-qui, de donner dans l’amalgame le plus complet et au mépris d’une présomption d’innocence dont Gérard aurait bénéficié s’il n’était pas le géant du cinéma qu’il est. Je me suis dit que si ça leur paraissait démesuré, c’est surement parce que… C’est Gérard.
Or, toutes ces personnalités qui ont accepté de jouer leur réputation pour préserver celle de Gérard savaient que Gérard avait été mis en examen en 2020 pour viol et agression sexuelle contre l’actrice Charlotte Arnould. Le 11 avril 2021, tous et toutes pouvaient lire dans Mediapart, le témoignage de 13 femmes assurant avoir été agressées et humiliées par Gérard entre 2004 et 2022. Ils ne pouvaient ignorer que Gérard était visé par une plainte pour agression sexuelle déposée par l’actrice Hélène Darras en septembre 2023. En fait, à leurs yeux, parce que C‘est Gérard, la parole des victimes ne pouvait qu’être calomnie, médisance et mensonges. Justement…
D’autres femmes, particulièrement des débutantes dans l’industrie du cinéma, disaient ne pas avoir porté plainte parce qu’elles craignaient que leur parole ne fasse pas le poids contre celle de Gérard, en plus d’inévitables conséquences sur leur carrière. Craintes confirmées puisque cette lettre publiée dans Le Figaro a pour utilité de faire barrage pour foutre la trouille, pour effaroucher, pour museler, pour décourager et pour brider les prochaines enquiquineuses.
Ces inévitables conséquences sur leur carrière avaient été confirmées par Sophie Marceau qui, dès juillet 1985, c’est pas d’hier, avait qualifié Gérard de prédateur. Je me permets de croire que son statut de mégastar avait permis à cette actrice de prendre le risque de dénoncer publiquement Gérard, une renommée qui lui avait offert le luxe de refuser de tourner avec Gérard.
Sophie Marceau avait raconté dans L’Obs du 28 décembre 2023 avoir publiquement dit ne pouvoir supporter l’attitude grossière et déplacée de Gérard. Elle avait ajouté: «Beaucoup de gens se sont alors retournés contre moi en me faisant passer pour la petite peste.» Sophie Marceau tente ainsi de vous expliquer que ce n’est pas la première montée aux barricades de l’entourage de Gérard. Elle souhaite que vous compreniez que l’appellation «Petite peste» devait servir à lui foutre la chiasse, la terroriser pour mieux la bâillonner. Pour qu’aucune autre pie-grièche, aucune autre pimbêche, ne soit tentée de se faire aller la gueule, elle a été condamnée et sentencée sans jugement, parce que… C’est Gérard.
Pour faire comprendre ce qu’ils entendent par C’est Gérard, ses amis avaient complété leur diatribe en écrivant dans Le Figaro que le cinéma et le théâtre ne pouvaient se passer de la personnalité unique de Gérard. Cette personnalité unique, c’est celle d’un homme visé par de multiples accusations pour ses comportements avilissants sur les plateaux de tournage. Sans égard pour les victimes présumées, les amis de Gérard vous ont rappelé que Gérard, C’est Gérard.
Pour compléter l’obscénité, cette élite en faillite avait ajouté dans son plaidoyer que, lorsqu’on s’en prend ainsi à Gérard, c’est l’art que l’on attaque. Pour eux, la France a une énorme dette envers Gérard qui fait partie de l’histoire et continue de l’enrichir. Ils ont ainsi signifié aux éventuelles gueulardes que Gérard n’est pas n’importe qui. C’est de Gérard qu’il s’agit. Quand même. C’est Gérard.
Parce que C’est Gérard, parce que Gérard est une affaire d’État, Emmanuel Macron s’est senti obligé de se prononcer au nom du peuple. Parce que C’est Gérard, le Président de la France est aussi monté aux barricades pour tenter de cadenasser le barrage construit par la garde rapprochée de Gérard. Emmanuel Macron a d’abord contredit Rima Abdul Malak qui disait que Gérard faisait honte à la France. Il a plutôt clamé que Gérard «rend fière la France».
Le 30 décembre 2023, l’équipe éditoriale du journal Le Monde écrivait qu’en donnant son appui à Gérard tout en faisant son éloge, Emmanuel Macron avait lancé un message aux réactionnaires, particulièrement «aux hommes qui considèrent la parole des femmes comme une insupportable remise en cause de leur domination». Et moi qui me disais que si le Président avait pris le temps d’ajouter une toute petite légère couche supplémentaire d’indécence, je l’aurais surement entendu, poings en l’air, crier #JesuisGerard.
Parce que C’est Gérard, pour Gérard, le Président du pays des Droits humains, qui a dénoncé une chasse à l’homme, avait oublié que l’objectif numéro 3 de son programme pour l’égalité entre les femmes et les hommes dit qu’il faut «lutter sans relâche contre le harcèlement et les agressions qui touchent les femmes». Disons que ce n’est pas tout à fait comme ça qu’il faut s’y prendre quand on veut transformer les mentalités pour faire changer les comportements. C’est vrai qu’il ne me doit rien, mais je m’attendais tout de même à ce que Emmanuel Macron m’offre le minimum requis de retenue. Que voulez-vous… C’est Gérard !
Qu’il l’ait voulu ou non, Emmanuel Macron m’a fait croire que C’est Gérard revient à dire que tout lui est permis, qu’il est intouchable, parce que… C’est Gérard. Sans le dire, il m’a dit qu’il y avait une justice pour Gérard et une autre pour les autres. Comme s’il y avait Gérard au-dessus de tous soupçons et en dessous, tous les voyous d’office accusés de viol, d’agression sexuelle, de misogynie… Tous des vautours, sauf Gérard. C’est quand même Gérard.
Il ne fait aucun doute dans mon esprit que Descartes aurait proposé à Emmanuel Macron de jouer la carte du doute méthodique. Le philosophe lui aurait dit qu’en pareille occurrence, il est plus rationnel de suspendre l’ordalie, de se mettre à couvert dans l’ombre du doute et d’attendre sagement l’éclair de génie et, au moment opportun, se laisser guider par la clarté. Oui Monsieur le Président, il n’est point déraisonnable de douter du doute en attendant la certitude de l’évidence.
À la réaction précipitée du Président de la France, j’ajoute évidemment celle de tous ceux qui ont cautionné les propos et gestes de la vedette du cinéma français en disant C’est Gérard. Malgré tout, leur lettre d’appui et leur cri de ralliement me sonnent moins insupportables, moins glaçants que le mutisme des autres.
Les autres, ce sont tous ces témoins des gestes et des propos de Gérard qui se sont faits complices par le vacarme de leur silence et qui ont accepté leur rôle d’affranchis élusifs par leurs rires gluants. C’est Gérard leur a offert un refuge pour enfouir leur indifférence. Plus il y a de réfugiés dans leur camp, plus leur désinvolture devient nonchalante, moins il est probable que soient déposés des doléances. Le cercle devient alors vicieux et il met en sourdine les victimes quand, en chœur, tout le monde entonne et susurre le même leitmotiv… C’est Gérard !!!
Si vous voulez bien entendre la lâcheté que cache le bruit assourdissant du silence de leurs rires, prenez le temps d’écouter ce qu’avait dit Anouk Grinberg à la journaliste Azilis Briend dans L’Obs du 12 octobre 2023. Parlant de Gérard cette actrice a dit: «Verbalement, physiquement. Je l’ai vu mettre des mains aux fesses à des femmes, leur toucher les seins, le sexe tout en blaguant. Je l’ai entendu parler toute la journée de leur moule, de comment il aimerait les sucer toute la journée et personne n’a jamais rien dit». Et Sophie Marceau de rajouter: «tout le monde riait avec lui, tout le monde l’aimait pour ça, tout le monde l’applaudissait pour ce qu’il était. Et tout le monde trouvait ça normal !» Oui. C’est Gérard c’est tout ça. Et il a plus épouvantable encore.
Si aujourd’hui Emmanuel Macron et les amis de Gérard trouvent normal ce que, hier, tout le monde savait condamnable, mais que tout le monde traitait comme acceptable, même quand c’était hors norme, c’est parce que, quand il s’agit de Gérard, le rire silencieux et le silence marrant étaient devenus la norme.
Ça m’a pris quelques jours, mais j’ai fini par réaliser que C’est Gérard est le cauchemar éveillé de toutes les femmes, c’est leur hantise quotidienne. C’est une complainte, un lamento. C’est leur peur, la terreur. C’est Gérard est l’expression la plus flagrante, la plus commune mais surtout la plus violente de la misogynie systémique.
C’est Gérard sert à faire taire l’évidence, à forcer toute emmerdeuse à ouvrir la bouche, non pas pour crier son indignation, mais pour sagement avaler son humiliation. C’est peu de mots pour claironner «Ferme les yeux, ouvre la bouche, avale».
C’est Gérard est un autre bullshit facile à accoucher pour réconforter ces hommes qui considèrent la parole des femmes comme une insoutenable remise en question de leur domination. Que dis-je… C’est Gérard exprime le désir pornographique de subjuguer pour rendre docile, pour mieux enjamber, pour bien chevaucher, faire galoper et gémir une femelle soumise et obéissante.
C’est Gérard est le fantasme coriace des boit-sans-soif. C’est ce qui angoisse celui qui rêve d’être le prochain Gérard, cette prochaine crapule de qui on dira en riant, il est tellement drôle. Avec lui, une blague n’attend pas l’autre.
C’est Gérard est ce qui taraude celui qui brûle d’impatience d’être le prochain hors-la-loi impunissable, une inattaquable vermine pour qui on murmurera avec un sourire zippé, qu’est-ce que tu veux qu’on fasse. Il a toujours été d’même… C’est Gérard.
Non. C’est pas Gérard. C’est nous !
Frédéric Boisrond, Sociologue