À regarder et écouter les reportages sensationnalistes sur l’arrivée de quelques centaines d’Haïtiens au poste frontalier de St-Bernard-de-Lacolle, vous êtes en droit de croire que derrière ces éclaireurs, il y a un troupeau de 540 000 Haïtiens qui s’apprêtent à envahir le Québec. Oui, c’est vrai que le Québec, comme tout autre territoire, ne peut absorber une augmentation non-programmée de sa population sans qu’il y ait un impact sur les services de l’État et sur ceux offerts par des organismes communautaires. Certes, les Haïtiens ne sont pas attendus. On leur a bien fait sentir qu’ils ne sont pas les bienvenus. Mais, ce n’est pas ce qui nous enlève le devoir de délicatesse et de bienveillance, de finesse et d’élégance. Je vous propose de démêler les pinceaux pour empêcher que le dédain ne l’emporte une fois de plus sur le gracieux et le raisonnable, qu’à nouveau, la bêtise ne surplante le sérieux et le convenable.
Les autorités américaines savent à peine combien d’Haïtiennes et d’Haïtiens ont un visa de séjour. Mais puisque personne ne sait combien d’autres, vivent dans la clandestinité, la propagande trumpienne est orchestrée sur l’enflure des estimations. Tous les nombres que vous avez entendus jusqu’à présent sont la somme d’une amplification verbale qui sert à alimenter la peur de l’autre et d’une propagande construite sur des fragments de vérités approximatives sur lesquels il est aisé d’asseoir l’humiliation et la stigmatisation. Évitons comme ces analystes enduiseurs et certains politiciens allusifs, de tomber dans l’accréditation de thèses courtes pour une situation complexe et plombée construite sur des théories raccourcies pour un problème humain délicat et surchargé.
Les Haïtiennes et les Haïtiens qui séjournaient aux États-Unis le jour du tremblement de terre du 12 janvier 2010, n’avaient même pas à démontrer qu’ils ne pouvaient retourner dans leur pays. Le Temporary Protection Status (TPS) leur avait été accordé à partir du 21 janvier par Janet Napolitano, Secrétaire du Department of Homeland Security (DHS). C’était sous la présidence de Barack Obama. Sortis de la clandestinité, des milliers de sans-papiers qui avaient flairé la bonne affaire, s’étaient faufilés dans le lot. Pas plus fous que d’autres, les autorités américaines avaient fermé les yeux. Ils en avaient profité pour garnir et farcir leur carnet d’adresse en vue du grand jour. À partir de là, les Américains savaient où chercher pour trouver les 54 000 personnes qui avaient reçu ce visa temporaire.
Depuis, toutes les administrations américaines, incluant la première de Donald Trump, ont pour les mêmes raisons qu’en 2010, élargi le TPS pour permettre à des Haïtiens qui sont entrés irrégulièrement aux États-Unis après le tremblement de terre, de bénéficier de cette protection temporaire et surtout de faire partie de la main-d’œuvre active. Les Américains en ont fait des contribuables retraçables. Vous devez tout de même savoir que dès les premiers jours de son premier mandat qui a débuté en janvier 2017, Donald Trump a mis toute la gomme pour se débarrasser des Haïtiens. Je ne sais pas ce qu’ils lui ont fait, mais c’est sûr qu’il ne peut pas les blairer.
En avril de cette année-là, le directeur du United States Citizenship and Immigration Services, James McCament, avait fait savoir aux bénéficiaires du TPS que la situation en Haïti s’était grandement améliorée et que le temps était venu de rentrer au bercail. Pour leur donner le temps de ramasser leurs cliques et leurs claques, la date limite des départs volontaires était fixée au 22 janvier 2018.
Politesse oblige, et pour assurer le bon déroulement de la déportation des récalcitrants, le 31 mai, John F. Kelly qui avait succédé à Janet Napolitano, était rentré à Port-au-Prince pour aller dire à Jovenel Moïse de se préparer à recevoir ses 54 000 compatriotes. Déboussolé mais audacieux, le Président Haïtien avait convaincu son interlocuteur de lui accorder le temps de préparer l’accueil et l’intégration des déportés. Sa demande de prolonger le TPS de 18 mois lui avait été accordée. Mais bon…
Pendant ces 18 mois et au-delà, pratiquement tous les jours, des centaines de personnes ont manifesté dans les rues pour réclamer la démission de Jovenel Moïse entre autres, accusé de détournement de fonds. Tentative de coup d’État, scandales, son gouvernement a tenu au bout d’un fil jusqu’à l’irréparable. Le temps s’est écoulé et en juillet 2021, Jovenel Moïse a été assassiné. En plus de l’insécurité galopante, le Sud d’Haïti a absorbé un autre tremblement de terre. Dans tout ça, les bénéficiaires du TPS, le cadet des soucis Jovenel Moïse et des autorités haïtiennes, ont été oubliés au département des sujets perdus.
Autre circonstance aidante, la rotation du personnel a fait que les Américains aussi, ont perdu leurs proies de vue. John F. Kelly a quitté la direction du DHS en juillet 2017. James McCament a quitté son poste en mars 2018. Rattrapé par ses propres inconduites et autres bullshits, d’un impeachment à l’autre, d’une Playmate à une star porno, pour faire diversion, Donald Trump qui en avait plein les baskets, a braqué tous les regards vers une improbable amitié avec le Président de la Corée du Nord, Kim Jong Un. Puis, une pandémie est venue stopper tous déplacements internationaux. Malgré ses dires, Donald Trump a été battu et chassé de la Maison blanche par Joe Biden qui est entré en poste le 20 janvier 2021. Justement…
Le 9 janvier 2023, Joe Biden a ouvert le Humanitarian Parole aux Haïtiens. Ce programme est offert à des individus qui vivent dans des pays en conflit ou en état de guerre. Ce visa de 2 ans assorti d’un permis de travail a d’abord été offert à des Vénézuéliens, puis à des Cubains et des Nicaraguayens. Pour être éligibles, les demandeurs doivent être parrainés et surtout, pénurie de main-d’œuvre oblige, ils doivent être aptes à occuper un emploi aux États-Unis.
Retenez bien ceci. Pour justifier l’inclusion des Haïtiens dans le Humanitarian Parole, Joe Biden s’est basé sur le fait que 60% de Port-au-Prince est, en janvier 2023, sous le contrôle des gangs. Cette information est capitale pour la suite des choses. Si vous ne la retenez pas, vous allez me perdre en chemin.
Le 20 janvier 2025, Donald Trump a remis le grappin sur les clefs de la Maison blanche. Il a repris là où il avait laissé avec encore plus d’empressement qu’en 2017. Exactement un mois après la cérémonie d’assermentation soit le 20 février 2025, Kristi Noem, sa Secrétaire du Department of Homeland and Security (DHS) a publié un rapport dans lequel elle a écrit que le nombre d’Haïtiens couverts par le TPS serait de 199 445 personnes. Dans le même paragraphe, elle a reproché à son prédécesseur Alejandro Mayorkas d’avoir voulu modifier ce programme pour faire passer le nombre d’Haïtiens protégés à 321 349 personnes.
Pour comprendre la présence des Haïtiens à la frontière, vous devez savoir qu’avant de quitter ses fonctions, Alejandro Mayorkas avait prolongé leur TPS jusqu’au 3 février 2026. Kristi Noem a renversé cette décision et fixé la fin du programme au 3 aout 2025. La Secrétaire du DHS n’avait pas que ça à reprocher à son prédécesseur.
Le 25 mars 2025, Kristi Noem a annoncé que 532 000 Nicaraguayens, Cubains, Vénézuéliens et Haïtiens qui sont couverts par le Humanitarian Parole devront quitter les États-Unis au plus tard le 24 avril 2025. Relisez et comparer les manchettes de vos journaux et vous comprendrez que c’est cette variable arrondie et manipulée, pétrie et tripotée qui, une fois balancée sans nuance, a fait croire que 540 000 Haïtiens s’apprêtent à prendre le Québec d’assaut. Non. Ils ne sont pas 540 000. Il y en a peut-être moins. Il y en a peut-être plus. personne ne sait.
Sur les 532 000 bénéficiaires du Humanitarian Parole, il y aurait 211 040 Haïtiens. Si vous ajoutez les 199 445 qui bénéficient du TPS, vous obtiendrez 410 485 personnes qui sont sommées de quitter les États-Unis. C’est beaucoup de monde, mais c’est tout de même 129 515 personnes de moins que les 540 000 envahisseurs annoncés. Cependant, si comme le prétend Kristi Noem, une modification aux critères d’admission du TPS aurait permis à un total de 321 349 personnes d’en bénéficier, il y aurait donc 621 426 Haïtiens couverts par ces 2 programmes. Ne vous fiez pas au calcul de Kristi Noem. C’est beaucoup plus compliqué que ça.
Personne ne sait si la Secrétaire du DHS tient compte de la directive émise par le U.S. Citizenship and Immigration Services qui précise que les ressortissants haïtiens arrivés aux États-Unis sous le statut de Humanitarian Parole, peuvent une fois leur visa expiré, solliciter le TPS. Donc personne ne sait si Kristi Noem a retranché l’incontestable du probable. Elle n’a pas démontré avec certitude qu’elle a toutes les informations pour soutenir son addition.
Quel que soit le nombre, pour Donald Trump, cette fois, c’est la bonne. Pour se débarrasser des Haïtiens, il a été plus stratégique et plus méthodique qu’en 2017. Comme un va-t’en-guerre, celui qui a auparavant qualifié Haïti de Shit Hole Country, a inclus l’expulsion et la déportation des Haïtiens dans ses promesses électorales. Il les a diabolisé en les faisant mijoter les chiens de leurs voisins dans leur Soup Joumou et concocter du Gryo avec les chats de d’autres citoyens. Élu, il a offert des compensations à tout pays qui accepterait de le débarrasser des Haïtiens. Certains ont dit non, mais on ne sait pas s’ils ne sont pas assis à sa table de négociation.
Arrivé au pouvoir, Donald Trump a invoqué le Alien Enemies Act, une loi de 1798 qui lui permet d’expulser des ressortissants de pays avec lequel les États-Unis sont en guerre. Vous êtes en droit de croire que le Président américain a déclaré la guerre à Haïti et que les Haïtiens sont des « Enemies from within ». J’ai tout de même l’impression que Donald Trump s’est donné du plaisir en révoquant le TPS de Barack Obama et le Humanitarian Parole de Joe Biden.
Voilà ce qui explique l’arrivée de quelques Haïtiens au poste frontalier de St-Bernard-de-Lacolle. Mais, ils ne se dirigeront pas tous vers le Québec. Les moins chanceux seront probablement déportés, d’autres choisiront de rentrer dans leur pays ou de trouver refuge ailleurs. Des milliers d’Haïtiens retrouveront leur statut d’avant l’élargissement du TPS. Ils rejoindront les 12 millions de personnes sans statut légal. Ça, ce sont les données publiées par le Pew Research Center. Pour Donald Trump, adepte du boursoufflage, il y en a plus de 20 millions. Il a décidé de les pourchasser dans les écoles, les lieux de culte, les salons funéraires… Mais, la société civile américaine et les tribunaux n’ont pas dit leurs derniers mots.
À la demande du American Civil Liberties Union, les juges Fernando Rodriguez Jr. du district sud du Texas et Alvin K. Hellerstein du district sud de New York ont émis des injonctions pour réfuter l’utilisation du Alien Enemies Act dans leur juridiction respective. James Boasberg du Tribunal fédéral du district de Columbia en a fait de même. La Juge Indira Talwani a annulé des avis de déportation pour les personnes couvertes par le Humanitarian Parole. Pour elle, jusqu’à l’expiration de leur visa initial, toutes les personnes concernées sont dans la légalité et la décision de Kristi Noem est basée sur une interprétation erronée de la loi. Le problème, c’est que l’administration Trump qui ne respecte pas les décisions de Cour, a poursuivi les déportations de Vénézuéliens même si en mars 2025, un autre tribunal avait donné raison à l’organisme Democracy Forward qui s’y était opposées.
Sans exception, tous les Haïtiens couverts par le TPS et le Humanitarian Parole, s’étaient formellement engagés à, un jour, retourner dans leur pays. La seule question qui devrait être de mise c’est quand. Mais, depuis la visite de John F. Kelly, des pseudo-dirigeants haïtiens nombrilistes, sans vision et plus incompétents que ceux qui les ont précédés, ont tous roupillé au gaz.
Parmi les justifications citées pour la décision de réduire la durée du TPS et du Humanitarian Parole, Kristi Noem a déclaré que le déploiement depuis juin 2024 de la Mission multinationale d’appui à la sécurité en Haïti, financée par les États-Unis et composée de policiers kényans pour lutter contre la violence des gangs à Port-au-Prince, représente une réelle possibilité d’amélioration des conditions. Ça veut dire qu’elle ne sait pas que même si les Haïtiens voulaient quitter son pays de plein gré, l’aéroport de Port-au-Prince est fermé depuis le 11 novembre 2024. Ce jour-là, ceux que les Kenyans étaient allés mater et maîtriser, avaient à coup de projectiles, forcé un vol de Spirit Airlines à remettre plein gaz pour rebrousser chemin.
Je vous avais demandé de noter que 60% de Port-au-Prince était sous le contrôle des gangs quand Joe Biden avait ouvert le Humanitarian Parole aux Haïtiens. C’était en janvier 2023. Depuis janvier 2025, la Police nationale d’Haïti et ses alliés kényans ont perdu le contrôle sur plus de 90% de la capitale. Je vous ai aussi dit que ce programme est offert à des ressortissants de pays en guerre. De facto, Joe Biden avait reconnu que Haïti est un pays en guerre. Il n’a surement pas dit à Kristi Noem que si les autorités de son pays ont émis un avis de « Do Not Travel » pour Haïti, c’est aussi parce que c’est un pays en guerre.
Ce qui se déroule en Haïti est une guerre civile sanglante, sans règles. Et voilà que c’est maintenant, plus que jamais, que les Haïtiennes et les Haïtiens qui séjournent aux États-Unis, encore plus ceux qui vivent en Haïti, ont besoin de protection et d’un peu d’humanité. Puisque je ne vous ai pas perdu en chemin, vous m’avez entendu m’égosiller à tenter de faire comprendre à Donald Trump, Krsiti Noem et leur gang qu’il faut être inhumain et impitoyable pour refouler des hommes, encore moins des femmes et plus encore moins des enfants dans un pays en guerre.
Kristi Noem ne sait pas qu’en plus de l’insécurité qui règne dans leur pays, si déportées, ces Haïtiennes et ces Haïtiens iront à coup sûr gonfler les rangs de plus d’un million de déplacés internes et de 7 millions de personnes en insécurité alimentaire. Seules les milices, ces guerroyeurs qu’on appelle à défaut des gangs, les attendent avec impatience pour les voler, les violer, endoctriner leur marmaille pour en faire des enfants-soldats. Personne n’a jugé bon de dire à Kristi Noem que l’UNICEF a avancé que 40 à 70% des membres de ces milices sont des enfants dont certains ont à peine 8 ans. Refouler des enfants dans ce pays en guerre, c’est les donner en pâture, en toute connaissance de cause, à des crapules.
Les Haïtiens qui se sont présentés à la frontière canadienne ne sont pas des envahisseurs. Ils lancent leurs derniers dés. Plutôt que le dénigrement, le moindre qu’ils puissent espérer des politiciens québécois, c’est l’expression minimale d’un simulacre de solidarité qui, avec un peu de bonne volonté, pourrait laisser croire que s’ils en avaient l’opportunité, ils diraient à Donald Trump, même s’il s’en fout, qu’expédier des enfants dans un pays en guerre, c’est les envoyer à la boucherie, c’est les sacrifier.
Ces enfants ne savent pas que conformément à l’Entente sur les tiers pays sûrs, il revient aux Américains de traiter les demandes d’asile des personnes qui sont rentrées sur leur territoire sans passer par le Canada. Ces enfants ne savent pas que le Québec, même s’il en avait les moyens n’est pas obligé de les accueillir. Qu’ils soient toute la misère du monde ou le prochain académicien, le Québec ne leur doit rien. J’aurais espéré que nos analystes leur offrent autre chose que le rejet et qu’ils évitent des attaques dégradantes sur le peu de dignité que ces enfants ont, à ce jour, réussi à se construire.
Les Haïtiennes qui se sont pointées à St-Bernard-de-Lacolle sont incapables de conquérir le Québec. Elles jouent une de leurs dernières cartes. Elles lancent un autre appel au secours. J’aurais souhaité que les analystes et les politiciens écoutent pour entendre le glapissement suraigu et strident de celles qui savent qu’a leur retour en Haïti, leur corps sera un champ de bataille. Accepter de les entendre c’est devoir se laisser saisir par le grognement pointu de ces adolescentes qui seront déchargées en Haïti, un pays où, le bas-ventre de chaque fillette est un butin de guerre.
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