Le 18 novembre 2022, j’étais invité au Parlement canadien pour témoigner devant le Sous-comité des Droits de la personne sur la sempiternelle crise haïtienne. J’avais alors affirmé que ce qui se passait dans ce pays était une guerre civile. Frappé et surpris, le député du Bloc Québécois Alexis Brunelle-Duceppe m’avait répondu que c’était la première fois que cette théorie était avancée devant le sous-comité. Il m’avait demandé de préciser mon point de vue. Ce que j’avais fait.

Depuis mon témoignage, j’ai utilisé tous les plateaux qui m’ont été offerts pour marteler mon message. Démontrer que ce qui se déroule en Haïti est une guerre civile est d’une importance capitale pour les millions de victimes de violences sexuelles, de kidnapping, d’assassinat, d’extorsion, de famine, de sous-scolarisation, de déplacements forcés. Cette guerre civile a fait d’Haïti l’un des premiers, sinon le premier pays producteur de demandeurs d’asile en Amérique.

Aujourd’hui, je tiens à vous expliquer toutes les raisons derrière mon entêtement. Je veux que vous sachiez que, qui que vous soyez, où que vous soyez, cette guerre civile vous concerne plus que vous pouvez en douter. Alors…

Attache ta tuque… ça va fesser dans le Dash !!!

Le 7 mars 2025, lors de son assermentation comme président du Conseil Présidentiel de transition d’Haïti, Fritz Alphonse Jean a déclaré : « Notre pays est en guerre ». Il a ajouté qu’il proposera un budget de guerre. Mais, personne ne lui a demandé qui fait la guerre à son pays.

À ma connaissance et à la vôtre aussi, Haïti n’a été attaqué par aucune autre nation. Dans ce cas, il s’agit d’une guerre entre Haïtiens. Fritz Alphonse Jean a donc omis le mot clé. Il n’a pas ajouté l’épithète qui qualifie cette guerre. Si ce qu’il voit est effectivement une guerre, elle est par définition, civile. D’ailleurs, le 8 mars 2023, le titre de l’éditorial du journal haïtien Le Nouvelliste est « Haïti n’étant en conflit avec aucun pays étranger, notre conflit armé est une guerre civile ». Mais alors, qu’est-ce qu’une guerre civile ?

Une guerre civile est un affrontement armé à l’intérieur d’un pays entre des groupes de citoyens de ce même pays qui vise pour les uns, la consolidation de leur pouvoir, pour les autres, le renversement du pouvoir ou l’indépendance d’une région de ce même pays. Mais d’abord, réglons la question des gangs. Je vous le dis tout de suite, des ramassis de voyous ne constituent pas nécessairement des gangs.

Présents dans tous les pays, les gangs sont des regroupements de criminels impliqués dans le trafic de drogue, le racket, le vol, la prostitution, la traite humaine, le kidnapping contre rançon, le blanchiment d’argent… Ils utilisent l’intimidation, la violence et les assassinats pour contrôler un territoire dans lequel ils mènent leurs activités criminelles lucratives. En Haïti, ils font tout ça et plus que ça parce qu’ils n’ont pas été créés pour ça. Alors, si ce ne sont pas des gangs, qu’est-ce que c’est ?

Pour s’accrocher au pouvoir, les Duvalier s’appuyaient sur les Tontons macoutes qui avaient pour mandat de museler la rue, d’intimider, d’emprisonner, et au besoin, de faire disparaître leurs opposants. Il ne fait aucun doute que ceux qu’on désigne aujourd’hui comme des gangs, sont, au même titre que les Tontons macoutes, des milices armées, des groupes composés de civils, pour servir les intérêts politiques de leurs commanditaires. Ce recours à la peur et à la terreur comme instruments de domination a été reproduit, sans exception et sans réserve, par tous les présidents qui ont succédé à François et Jean-Claude Duvalier. De Jean-Bertrand Aristide à Jovenel Moïse, aucune exception. Aucune dérogation. Et si cette appétence continue à s’enchaîner, ce sera le cas pour tous ceux qui leur succèderont. Depuis ce temps-là, d’ici là et jusque-là…

En juillet 2021, Marie Yolène Gilles, directrice de la Fondation Je Klere a rappelé au journaliste de Radio-Canada Jean-Michel Leprince que les gangs ont l’appui du pouvoir. Elle lui a dit, « je me demande si le pays n’est pas dirigé par les gangs ». L’historien Michel Soukar qui a dit sur Haïti Inter, nous sommes en guerre, a ajouté que les gangs sont le résultat d’une « pratique politique mafieuse ». En attendant de le lui demander, que devons-nous décoder de ce qu’avance Michel Soukar ?

Une pratique mafieuse, c’est quand un parrain donne des ordres qui sont exécutés par ses bojovikis, ses sicaros, ses hommes de main. À ma compréhension de ce qu’exprime Michel Soukar, quand cette pratique est structurée par un parrain-politicien, elle est politique à dessein. Dans ce cas, sur la base de la définition que je vous propose, il ne peut s’agir de gangs, mais de milices. Mais voilà qu’en faisant la genèse de ces groupes armés, Robertson Alphonse, de Magic9, confirme la théorie de la pratique politique mafieuse de Michel Soukar.

D’entrée de jeu, Robertson Alphonse a avisé qu’il n’a rien à vous apprendre : « Tout moun konnen kòman gwoup ame yo konstitye nan peyi’a. Se politisyen ki, pou desen politik, nan anpil ka, ame dè gwoup, swa pou defan enterè yo nan eleksyon, swa pou anpeche moun manifeste, swa pou pwoteje moun ki pral manifeste. » Comme pour confirmer les propos du journaliste de Magic9, la Directrice exécutive de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, Ghada Waly a déclaré le 25 janvier 2025 que la prise de zones clés à l’intérieur et dans les environs de Port-au-Prince par les gangs est « le fruit d’une action calculée, en collaboration avec les élites politiques et économiques haïtiennes ». Puisque Robertson Alphonse et surtout Ghada Waly ne vous ont pas parlé du rapport du Groupe d’experts sur Haïti créé par la Résolution 2653 (2022) du Conseil de sécurité de l’ONU, je vais le faire.

Comme pour confirmer les propos de Ghady Waly, le Groupe d’expert a avancé dans un rapport déposé le 8 août 2023, que Michel Martelly, surnommé le Parrain (Parenn), qui a été président d’Haïti de 2011 à 2016, « s’est servi des gangs pour étendre son influence dans les quartiers afin de faire avancer son agenda politique, contribuant ainsi à un héritage d’insécurité dont les effets se font encore sentir aujourd’hui ». Ce même groupe d’expert a écrit qu’en 2014, le Président-parrain a fondé Base 257, un groupe qu’il a financé et armé pour empêcher toute manifestation contre son régime. Dans ce cas précis de pratique politique mafieuse comme dans d’autres, pour faire avancer l’agenda du Président et de son parti, sa Casa Nostra a utilisé des chien-d’hommes, des à-tout-faire, pour s’agripper au pouvoir.

Donc, le Groupe d’expert de l’ONU, Robertson Alphonse et Ghada Waly ont confirmé que ces groupes armés ont effectivement été constitués par des politiciens pour accomplir les mêmes basses besognes que les Tontons Macoutes des Duvalier. Leur rôle est de protéger leur régime en faisant sa propagande, en faisant taire toute contestation et en exécutant toute magouille qui permet de contrôler les urnes. C’est ma compréhension de ce que Michel Soukar a appelé une pratique politique mafieuse. Sauf que, désormais, les maîtres sont dominés par leurs bêtes. Mais alors, que veulent ces milices depuis qu’elles ont pris le contrôle de leurs maîtres ?

Pour répondre à cette interrogation, revenons à la définition du concept de guerre civile, spécifiquement sur cette notion de sécession. S’il est vrai que les milices contrôlent près de 90 % de Port-au-Prince, rien ne prouve que leur objectif soit de faire de la capitale un territoire autonome ou une nation souveraine. Par contre, il est de plus en plus évident qu’ils veulent occuper tout le pays.

Preuve qu’ils veulent renverser le pouvoir en place, en conférence de presse le 3 novembre 2021, Jimmy Chérizier, celui qui est à la tête d’une coalition qui réunit 9 des plus puissantes milices du pays, a déclaré, qu’au prix du sang, il délogera Ariel Henry, celui qui était alors Premier ministre et que, par la suite, il remettra les clés du pays à une nouvelle classe d’hommes et de femmes de la société civile. Dans une entrevue accordée à France Info il a dit : « Si on veut réellement en finir avec l’insécurité, je dois faire partie du dialogue ». Puis, il a servi une mise en garde à la communauté internationale.

Jimmy Chérizier a dit aux Nations-Unies, aux Américains et aux Canadiens que s’ils veulent vraiment aider à la libération du pays, ils doivent rompre leurs liens avec le gouvernement Haïtien. Comme par hasard, Ariel Henri a été lâché par la communauté internationale le 11 mars 2024. Le 5 mars, quelques jours avant la démission forcée du Premier ministre, Jimmy Chérizier avait déclaré que si la communauté internationale continue à soutenir Ariel Henri, « nous irons tout droit vers une guerre civile ». Faut croire que le largage d’Ariel Henri n’a rien changé à l’objectif ultime, soit la prise du pouvoir. C’est à tout le moins ce qui explique la déclaration de Fritz Alphonse Jean qui sait qu’il pourrait être le prochain que Jimmy Chérizier forcera à l’exil.

Revenons une fois de plus sur la définition du concept de guerre civile. Cette fois-ci pour bien identifier les acteurs. D’un côté, vous avez Fritz Alphonse Jean, son Conseil présidentiel de transition, la Police nationale et un groupe de fantaisistes plus ignorés que négligés qu’on a jusque-ici, pour des besoins cosmétiques, tenté de faire passer pour une armée. Ça, c’est le groupe qui veut garder le pouvoir. Face à eux, Jimmy Chérizier et sa coalition qui veulent leur soutirer le pouvoir. Puisque le tout se fait à coup de Machine Guns, c’est une guerre. Troisième groupe d’acteurs, dans son édition du du 15 avril 2025, le journal Le Point a rapporté que des résidents de certains quartiers ont pris les armes, organisé des brigades, des vigiles et des groupes d’autodéfense. Puisque tous les acteurs sont des Haïtiens, et ce même s’ils étaient à la solde d’une quelconque puissance étrangère, c’est une guerre civile. Il n’y a pas que Michel Soukar, Marie- Yolène Gilles, Ghada Wally, Fritz Alphonse Jean et moi à tirer cette conclusion.

Le Secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres, a écrit dans un rapport que « l’insécurité dans la capitale a atteint des niveaux comparables à ceux des pays en situation de conflit armé ». D’autres ont été plus catégoriques. Le 23 mars 2024, Jean-Marie Théodat, professeur à la Sorbonne, a déclaré sur France Culture que Haïti traverse « une situation de pays en guerre, alors qu’il n’y a ni conflit ethnique, ni conflit religieux, ni conflit territorial, ni même guerre de classe en Haïti ». L’ambassadrice d’Haïti à l’Organisation des États américains Myrtha Désulmé a déclaré que pour le Conseil présidentiel de transition, l’équipe de Fritz Alphonse Jean, les élections constituent un but ultime de la transition. « Mais, les élections ne peuvent se tenir dans un État de guerre. » Elle a précisé que le gouvernement qu’elle représente, ne peut pas assurer la sécurité des candidats, encore moins celle de l’électorat au risque que son pays soit confronté à une autre crise post-électorale.

Le 23 juin 2023, France Info a rapporté les craintes de Ricard Pierre qui était ministre de la Planification et de la Coopération extérieure sous le gouvernement d’Ariel Henri. Il a déclaré que le risque de guerre civile est imminent. C’est pour contrer cette menace que son gouvernement a sollicité une assistance internationale sous la forme d’une force armée robuste. La communauté internationale a pris son temps, mais a fini par envoyer en Haïti quelques policiers kényans. Mais personne ne m’a écouté quand j’ai dit qu’on ne fait pas la guerre avec des agents de la paix. On ne fait pas la guerre avec des revolvers.

Dans l’épisode du 12 mars 2024 du balado Ça s’explique, le journaliste Alexis De Lancer a demandé à Étienne Coté-Paluck qui vit en Haïti depuis 2010, s’il est possible d’éviter la guerre civile. Le rédacteur de Dèyè Mòn Info lui a répondu : « On est probablement déjà dans une situation de guerre civile. » Dans les jours suivants, dans l’édition du 24 mars 2024 du Jamaica Observer, il a été rapporté que pour Andrew Holness « the fear that the situation in Haiti was worsening to become a civil war, was now a real one ». Le Premier ministre de la Jamaïque a ainsi confirmé ce qui pour moi était une évidence dès novembre 2022.

Le 18 novembre 2022, devant le Sous-comité des Droits de la personne, j’ai démontré que Jimmy Chérizier et ses impitoyables lycaons sont des milices qui se positionnent depuis des années comme une organisation politique, allant même jusqu’à se présenter comme des révolutionnaires. Mais, jamais, au grand jamais, je ne pouvais imaginer que le 1er janvier 2025, il annoncerait que son assemblage de crapules et de fatras, sa tribu de vauriens et de malfrats, forment désormais un parti politique.

On ne devient pas un parti politique pour être spectateur aux élections. On ne participe pas aux élections pour perdre, pour jouer aux figurants, surtout quand on a des armes de dissuasion pour convaincre l’électorat de ce qui est bon pour lui. On forme un parti politique pour se présenter aux élections. On se présente aux élections pour gagner. On gagne pour prendre le pouvoir. On prend le pouvoir pour diriger…

Alors, où en sommes-nous depuis mon témoignage devant le Sous-comité des Droits de la personne où j’ai affirmé que ce qui se passe en Haïti est une guerre civile ?

Pour moi, la démonstration est complétée. Jusqu’à ce que s’y oppose l’antithèse, la thèse est soutenue. La lapalissade est vérité, la vérité est tautologique. À vous de juger. Mais pour moi, la théorie de la guerre civile est vérifiée.

Mais alors, pourquoi je me m’entête à vous démontrer que ce qui se passe en Haïti est une guerre civile ?

Parce qu’au cours d’une guerre civile, le Droit humanitaire international édicte des règles pour protéger les personnes qui ne participent pas aux hostilités. Présentement, des règles qui interdisent la torture, les massacres et les exécutions sommaires, ne s’appliquent pas en Haïti. D’autant plus que les milices, ne semblent pas opérer selon une structure de commandement apte à faire respecter de telles règles. Pire encore…

Je reste convaincu que les chefs de ces milices, ainsi que leurs anciens maîtres, n’ont jamais entendu parler des règles de la guerre. Oui, comme vous, je sais que même s’ils les comprenaient, ça ne changerait rien à leurs agissements barbares, sadiques et primitifs.

Si je continue à clamer que ce qui se passe en Haïti est une guerre civile qui ne porte pas son nom et qu’il faut définitivement qualifier comme telle, c’est parce que toutes les guerres sont le lieu de crimes de guerre.

Si je tente de vous convaincre que ce qui se déroule en Haïti est une guerre civile, c’est parce qu’il nous reviendra un jour la responsabilité de porter plainte et de tout faire pour que la charogne qui nous tourmente et les ordures qui les commanditent, soient ligotées, accusées, condamnées et emmurées pour de bon, pour leurs crimes de guerre.

Si je mets autant d’énergie à vous persuader qu’il s’agit d’une guerre civile, c’est parce que nous devons casser cette sempiternelle impunité qui règne en Haïti et qui autorise la racaille à violer des fillettes, la fripouille à humilier des hommes, les canailles à endoctriner des enfants, les scélérats à affamer des mères de famille.

Si je m’acharne avec autant d’insistance à vous démontrer que ce qui se passe en Haïti est une guerre civile, une guerre civile sanglante, c’est parce que je ne veux pas être le seul à dire à d’autres qu’on ne déporte pas des demandeurs d’asile quand les autorités de leur pays admettent qu’elles ne sont pas en mesure de les protéger. On n’expulse pas des enfants vers un pays où des milices les attendent pour en faire des enfants-soldats. On ne refoule pas des femmes et des fillettes vers un pays quand le Haut-Commissariat des Droits de l’Homme affirme que sur cette terre, des milices utilisent le viol et le viol collectif comme armes de guerre.

Si je cherche à vous faire entendre la voix de celles et ceux qui se sont depuis longtemps époumonés, c’est parce que je réalise que malgré les massacres et la déshumanisation, le carnage et l’humiliation, la détresse et les appels à l’aide de toute une nation, nous sommes en train de nous engouffrer avec insouciance et un inquiétant détachement dans le confort que nous procure le silence de notre indifférence.